Une expérience thérapeutique

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Réjane Meinerad (accueillante au Centre)- Passage du cancer – Lettre n° 6 – novembre 2004

Ma croyance, c’est que mon cancer a profité de l’affaiblissement de mes défenses immunitaires pour s’installer à mon insu. Ma croyance, c’est que mes défenses immunitaires ont été mises à mal par le stress et la pression par lesquels je me suis délibérément laissée envahir.

Ma croyance, c’est que ce stress et cette pression ont pris cette place à la faveur d’un état anxieux permanent contre lequel je me suis toujours battue. Mais ma croyance, c’est aussi que mon corps en a eu marre, d’abord que je n’écoute que lui car ce qu’il disait n’était que physique, et ensuite que je ne l’écoute plus du tout puisque tout ce qu’il exprimait n’était que psychologique. J’ai longtemps été une petite fille terrorisée par ses pensées et effrayée par le monde extérieur. À quarante ans, j’ai enfin rencontré la bonne psychanalyste et j’ai commencé à m’en sortir. Et, parce que je me sentais enfin vivre, je suis entrée dans un tourbillon trop rapide pour moi. Animée par deux messages contraignants, « sois parfaite » et « fais plaisir », j’ai été aspirée dans la spirale infernale du travail. Et à nouveau, sans vouloir me l’avouer cette fois, je me suis sentie mal. J’aurais pu retourner voir ma psychanalyste, mais je m’estimais assez grande maintenant pour m’en sortir seule. Tous les matins, je me persuadais que tout allait s’arranger, et tous les soirs en sortant du bureau, épuisée, j’avais un malaise. À chaque malaise j’avais peur de mourir et me jurais de freiner mon rythme. Et le lendemain je repartais comme si de rien n’était.

Fin août 2000, un grand bonheur arriva : ma petite-fille.
Fin décembre de la même année, je me découvrais une boule au sein gauche.
Pour la première fois, les médecins me reconnaissaient quelque chose, et qui plus est, quelque chose de grave.
Ce n’est pas du cancer que j’ai eu peur, mais que mon corps et ma tête me fassent défaut. J’avais une telle peur de retrouver la non vie de la dépression que j’ai demandé fermement un anti-dépresseur, d’autant que je devais arrêter le Traitement Hormonal de Substitution qui m’avait en 1996 arrachée à un état de zombie où je me sentais écrasée par une fatigue extrême.

Le mois qui précéda la première opération, j’ai tellement tiré sur la corde pour que tout soit en ordre avant de partir que j’étais devenue l’ombre de moi-même.
Dès la première opération, j’ai vécu le cancer comme un avertissement. J’ai eu besoin de ne pas retravailler tout de suite, de trouver mon rythme propre, de vivre pleinement ce qui m’arrivait.

L’opinion des autres comptant toujours autant, il fallait qu’ils m’approuvent. Une deuxième opération, une chimiothérapie lourde et une radiothérapie me donnèrent les arguments nécessaires, surtout vis-à-vis de moi-même.
Ce recul et cette prise de distance ont permis de laisser venir à moi le fantôme de mon grand-père. J’avais interrompu mon analyse en 1995, avec le sentiment qu’il restait quelque chose… et les détails concernant Édouard, mon grand-père maternel, je les ai ignorés jusqu’en 2001. Reprenant une cure, j’ai découvert sa folie et son internement, pour raison de sécurité publique. J’ai reconstitué la vie de ma grand-mère et de ses enfants, ma mère et ses frères, et j’ai enfin compris l’ambiance lourde et méfiante dans laquelle j’avais grandi. Déposant mes malles d’angoisse, j’ai retrouvé une légèreté d’être quand j’ai pu, avec ma mère, retrouver la tombe d’Édouard et l’enterrer enfin. Pendant des années j’avais caché les dépressions et les attaques de panique récurrentes mais du cancer, je n’ai pas eu honte. J’avais là quelque chose de réel avec un nom qui faisait peur, plus aux autres qu’à moi-même. Ma famille, mes amis, mes collègues me soutenaient, reconnaissaient ma souffrance, la sacralisaient même. J’étais épuisée, mais je vivais enfin dans le présent, non dans l’espoir hypothétique d’un avenir meilleur. Le cancer m’avait rebranchée sur la vie.

C’est dans cet esprit que j’ai téléphoné au Centre en septembre 2001, après ma chimiothérapie. Je n’y suis pas allée en détresse chercher un réconfort, j’y suis allée chercher une forme de reconnaissance et de légitimité. J’avais réussi le passage du cancer, je n’étais plus le vilain petit canard.
Forte de cette expérience positive que je souhaitais partager, je croyais, au début de mon arrivée au Centre, que mon exemple allait tout résoudre et que les autres y trouveraient la voie où s’engager à leur tour. « Vous ne voyez pas la chance que vous avez ? » avais-je envie de dire. « Regardez l’effet que le cancer a eu sur moi. » Mais en devenant accueillante à partir de novembre 2002, j’ai appris à me taire pour écouter l’autre et à ne pas le mettre à ma place ni moi à la sienne.
Alors tout va bien, me direz-vous ? Pas si simple. Quand je ressens de la fatigue, il m’arrive de me sentir concernée par les mots (maux ?) des consultants et de moins faire la fière. Est-on jamais guéri ?

Et puis il y a toujours le Prozac. Aujourd’hui je vis à mon rythme, j’évite autant que possible la pression et l’urgence, je me sens sereine. Mais d’où vient-elle, cette sérénité ? Grâce au cancer, j’ai pu retrouver les chemins de mon enfance et me réconcilier avec elle. Mes quarante ans de quête ont abouti, et c’est ce qui me donne ma force intérieure. Mais l’idée me taraude aussi que ce sentiment pourrait n’être dû qu’au Prozac. Qui a gagné ? Lui ou moi ? Et que se passera-t-il quand je l’arrêterai définitivement ? Ai-je vraiment laissé derrière moi les attaques de panique invalidantes, le corps qui trahit, les perpétuels « à quoi bon », le vide au creux de l’estomac, ma vie de spectatrice léthargique ? Mais surtout, ai-je usurpé ma légitimité ?

Depuis un mois, progressivement, je me sèvre. Je coupe maintenant le comprimé en 4. Et chaque matin, je guette en tremblant la petite flamme, à l’intérieur.
Elle est toujours là.
Tremblante.

Avril 2004