Une expérience thérapeutique

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Yvette Emmenegger (accueillante au Centre) – Arrêter, réfléchir, repartir – Lettre n°7 – décembre 2005

Ma carrière professionnelle s’est déroulée à l’envers. Dans les années 70 et 80, je faisais partie des 5% de femmes françaises percevant les plus gros salaires. Et au lieu d’afficher une progression, elle s’est achevée dans des conditions de travail dignes d’un roman de Zola.

Suite aux fluctuations du marché, je suis tombée de Charybde en Scylla. Pour assurer ma survie matérielle, je n’eus finalement d’autre choix que d’accepter un emploi de vendeuse dans un magasin de meubles pour un salaire à peine plus élevé que le SMIC et qui comportait aussi des tâches de manutentionnaire-déménageur, avec des dépassements d’horaires aussi nombreux que non rémunérés. Ces conditions de travail particulièrement contraignantes, usantes, fatigantes et humiliantes, m’ont peu à peu fait perdre toute confiance en moi. Je subissais cette situation sans espoir de changement. Je me sentais « au fond du puits », et il me semblait impossible de descendre plus bas.
Apparemment si : le fond du fond existait bien car après dix-huit mois de ce régime se déclara un cancer au sein droit. Bien que cette annonce m’ait prise de plein fouet, j’ai dans le même temps éprouvé un soulagement certain : le lendemain, je n’irais pas travailler.
Pour échapper à cet enfer quotidien, mon corps était-il allé jusqu’à me faire cette vilaine farce ? Trois semaines après avoir subi une tumorectomie, je dus retourner au bloc pour une seconde intervention, nouvelle mutilation. Pendant ce mois d’hospitalisation, seuls les livres que je dévorais m’extrayaient d’une peur larvaire et récurrente liée à mon devenir.

Je vivais seule depuis vingt ans, ma vie affective avait en quelque sorte suivi la courbe de ma vie professionnelle : n’ayant pas trouvé de nouveau compagnon, je m’étais accommodée plutôt bien de mon célibat. Aux yeux de mon entourage, je passais pour une femme indépendante et solide. Par ce cancer et peut-être pour la première fois de ma vie, je me sentais perdue, vulnérable et fragile.
Le décès du père de mes enfants, cinq mois plus tôt, m’avait sur le moment profondément affectée, mais très vite, j’avais jugulé mes émotions. Là aussi, je m’interrogeais : y avait-il un lien entre sa disparition et mon cancer ?

Avant mon hospitalisation, j’avais classé tous mes papiers car je ne voulais pas mettre mes enfants dans l’embarras au cas où je mourrais. Au sortir de l’hôpital, j’étais dans l’incapacité matérielle d’assurer l’intendance de mon quotidien : j’habitais un sixième étage sans ascenseur. Je partis donc en maison de repos pour un mois. Tout en faisant bonne figure aux pensionnaires de cette maison, je reçus un choc à mon arrivée en constatant que la moyenne d’âge était d’environ quatre-vingt-cinq ans. Avais-je basculé dans le quatrième âge ? Il me fallut plusieurs jours pour m’en remettre… Après ce séjour plus reposant qu’euphorisant, je suivis une radiothérapie. Nouveau traumatisme, il faut un certain temps pour « apprivoiser » cette technologie qui dans les premières séances est terrorisante. Là encore, j’ai encaissé sans rien dire.

Jusqu’au jour où, au sortir d’une séance, j’ai poussé la porte du Centre Pierre Cazenave jouxtant l’hôpital des Peupliers où je recevais mes soins. Je découvris une ambiance en complète rupture avec celle du milieu hospitalier. L’accueil chaleureux, bienveillant et attentif prodigué par l’équipe de la permanence du vendredi matin m’a dans l’instant mise en confiance. Je pus enfin parler sans retenue. J’étais entendue, les mots venaient seuls, glissaient sans résistance. Et le miracle se produisit : je pleurai ! Un vrai bonheur. D’autant plus précieux que depuis vingt ans, date de mon divorce, je n’avais plus versé une larme. Deux heures plus tard, je quittais le Centre libérée. Ces pleurs avaient ouvert en moi je ne sais quelle vanne, et mes perceptions s’en trouvaient métamorphosées.

Fort heureusement, je bénéficiais d’un mi-temps thérapeutique. Après quatre mois et demi d’arrêt, je repris mon emploi dans des conditions plus supportables du fait de la réduction de mes heures de travail. Au cours des semaines suivantes, le rendez-vous du vendredi matin me devint vite indispensable. L’écoute et l’accueil prodigués par le groupe et la psychanalyste lors de l’entretien individuel devinrent le contrepoint vital à ma réinsertion dans le monde actif.
De fait, le repérage et la nomination, à l’intérieur du groupe, de mes peurs et de mes interrogations, m’ont amenée progressivement à une prise de conscience qui m’a permis de mieux me protéger sur mon lieu de travail. Ayant plus d’égards pour moi-même, je me suis accordé plus de temps, plus de plaisir. Et peu à peu, je vins à l’écriture. J’éprouve beaucoup de joie à rédiger des petits riens à l’image des bonheurs simples que m’apporte la vie et qu’avant ma maladie, je ne voyais pas. Pour écrire, je me suis inventé un pseudonyme dans le « langage des oiseaux » : les deux premières syllabes de mon patronyme EMME ont donné le prénom Aimée, suivi de la traduction populaire de ma ville d’origine, Besançon dite Besac. Ainsi est née Aimée Besac.

Au cours des deux ans qui ont suivi, j’ai progressivement retrouvé un équilibre et mes visites au Centre se sont espacées. Mais quand j’en avais besoin, j’y retournais. Doucement, je me suis détachée de la relation thérapeutique en entretien individuel car l’attention vive du groupe des accueillantes me comblait amplement. En août 2003 s’est achevé mon calvaire professionnel : j’avais atteint l’âge de la retraite. Alors qu’au sein du groupe, j’exprimais ma joie d’être libérée de cette contrainte, la psychanalyste me proposa, à ma grande surprise, de devenir accueillante. Cette proposition gommait d’un coup tout ce que j’avais enduré. J’acceptai donc avec enthousiasme. J’étais heureuse et fière de cette confiance, comme réhabilitée. J’allais pouvoir aider, à mon niveau s’entend, les personnes qui traversaient des épreuves physiques et psychiques comparables à celles que j’avais connues.

Si le cancer m’avait fait basculer de l’autre côté d’une barrière invisible dans le monde des porteurs d’une maladie mortelle, cette offre opérait un nouveau retournement : ce n’était plus seulement la pathologie organique qui me reliait aux autres malades, c’était la recherche et l’élaboration partagées autour d’expériences subjectives diverses. Ma fonction d’accueillante me place à la fois en empathie et en distance avec les consultants. Grâce aux réunions de groupe, je prends conscience de mes limites, je quitte peu à peu mon fonctionnement opératoire, j’accepte d’être une présence active, je me sens en apprentissage d’écoute.
Aujourd’hui, et au regard de ma vie professionnelle passée, mon travail au Centre me paraît un luxe inouï. Dans un cadre harmonieux, confortable, la parole circule avec son lot d’interrogations, de peurs, de détresses, d’attentes, d’espoirs, et nous les accueillantes, nous sommes là pour les porter, les canaliser, les contenir, leur permettre de s’élaborer afin d’être en prise avec la vie. Pour conclure ce témoignage, j’ajouterai que j’ai déménagé pour un appartement situé au premier étage avec vue sur un parc arboré et fleuri, et que ma vie affective que je croyais éteinte s’est réveillée pour me combler au-delà de toute espérance.

De la désespérance à la joie de vivre, le cancer est devenu, pour moi, révélateur d’une vie « autre »… Cette nouvelle vie mérite bien un nouveau nom… et cette publication le consacre.