Une expérience thérapeutique

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Dr Isabelle Denys (gynécologue) – Consultation de gynécologie – Lettre n°5 – novembre 2003

Au retour de vacances, mes premières consultations m’ont d’emblée confrontée, à nouveau, à la nécessité de la présence vraie et de la disponibilité aux besoins de patientes atteintes de cancer : en effet, les deux premières étaient des jeunes femmes de trente ans atteintes de tumeurs cérébrales et conscientes de la limitation de leur durée de vie ; la troisième était une femme de soixante ans à qui, après que je lui eus annoncé un cancer de l’ovaire, me fit part de sa décision de refuser tout traitement et de son souhait de se suicider avant que sa beauté ne soit atteinte. Exerçant la gynécologie depuis vingt ans et ayant été consultante à l’Institut Curie pendant quinze ans, la plus grande partie de ma clientèle est constituée de femmes atteintes de cancer du sein. Sans être moi-même responsable des traitements anticancéreux, c’est moi qui pose généralement le diagnostic et j’occupe donc vis-à-vis d’elles, dans la chaîne des soins, cette place particulière de soutien thérapeutique, en relation avec les autres thérapeutes, au cours de ce chemin qu’elles vont faire avec la maladie.

Mon expérience clinique à cet égard est que l’on ne peut jamais prévoir la capacité d’une femme à métaboliser cette épreuve. Tous les niveaux de souffrance s’observent, du déni absolu à la terreur paralysante. L’enjeu de la consultation et plus largement du suivi et du soutien thérapeutique va consister à estimer cette souffrance et à aider la malade à se remettre progressivement dans le mouvement de la vie, avec les aides les plus adaptées à ses besoins — des besoins qui changent, d’ailleurs, au cours de la maladie et suivant les malades, parce que le temps de chacune est différent.

Estimer le niveau de souffrance et ses effets possibles — positifs si elle devient moteur d’évolution, négatifs quand elle sidère durablement ou même détruit —, estimer aussi les moyens, les outils dont chacune dispose pour faire face à cet événement et qui pourront lui être utiles, telle est la difficulté de la consultation. Seule cette estimation permettra de passer à l’étape suivante, où l’on proposera une aide et où l’on choisira le type d’aide.

Suivant le besoin repéré, le moment, la nécessité, on aura recours à l’aide médicamenteuse classique (antidépresseurs, etc.), aux médecines alternatives (venant en complément des traitements anticancéreux), à la relaxation, aux massages, mais aussi évidemment à l’intervention d’un psychanalyste pour une psychothérapie de soutien ou pour un travail de plus longue haleine. Certaines souhaitent en priorité partager leur expérience avec d’autres femmes vivant ou ayant vécu cette épreuve. D’autres ont besoin d’un interlocuteur qui puisse supporter leur vide, leurs terreurs, pour se remettre en route et retrouver leur sens, se retrouver vivantes dans le lit de la vie. Certaines enfin désirent, à l’occasion de cette épreuve, traiter plus fondamentalement leur vie psychique, comme si cet événement leur donnait le courage ou l’autorisation de réaliser un souhait souvent ancien. Le moment de ces demandes est lui aussi très variable suivant les malades, depuis le diagnostic, la sortie de traitement, la ou les récidives, enfin la succession interminable des contrôles.

Le temps de la consultation de gynécologie, qui n’est pas directement impliquée dans les décisions thérapeutiques mais qui les connaît bien, est un temps précieux pour parler. Il permet d’entendre l’état de la patiente et sa demande aux différentes étapes du cancer. Toutefois, pour que ce temps disponible à la parole, à l’écoute, à l’échange, soit pleinement bénéfique pour les malades et pour tenir cette place-là auprès de patients atteints de pathologies graves, il faut aussi que le médecin, engagé dans cette relation thérapeutique, ait pu identifier ses propres angoisses, ses propres démons, et qu’il ait réfléchi à sa propre représentation de la maladie et au sens de la vie. Apprendre par exemple à entendre la vraie souffrance, qui pourra devenir motrice, et la distinguer de la plainte, est l’un des aspects de ce travail d’écoute particulier.
Être vigilant et réceptif à la vie psychique de la patiente fait partie intégrante de la relation médecin/malade bien comprise.
Nous n’avons pas à en attendre un effet, magique ou placebo, sur la longévité (« ceux qui guérissent sont ceux qui ont le moral »), et l’objectif n’est pas non plus de permettre simplement au traitement de se dérouler correctement. À notre place, tout en servant de point de liaison avec l’institution hospitalière (dans l’élucidation éventuelle de questions techniques ou médicales restées incomprises), notre travail consiste essentiellement à aider la patiente à exploiter ses propres ressources, à grandir, à ranger sa maison psychique à l’occasion de cette épreuve, et à lui permettre, en intégrant cette épreuve, d’améliorer sa relation avec la vie, avec elle-même, et avec les autres.