Une expérience thérapeutique

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Dr Dominique Dürrbach (médecin généraliste) – Lettre ouverte à mes collègues, malades et médecins – lettre n°5 – novembre 2003

Désespérance.
Ce mot qui dérange m’est venu, alors qu’interdit de parole au décours d’une chirurgie laryngée, seule l’écriture pouvait me permettre d’exprimer mon vécu de médecin entré en cancer à son tour. Il me parut important non seulement de dédramatiser cette situation nouvelle, mais aussi de m’élever contre le discours parfois mensonger que l’on nous assènerait si l’on n’y prenait garde.

C’est donc d’un simple témoignage qu’il est question ici. J’aurais pu le dédier à mes nombreux patients cancéreux pour qu’ils sachent que, dans ma retraite, je leur reste encore proche et, à ceux qui s’étonnent de ma présence dans leurs rangs, je dis que c’est bien la moindre des choses ! Hospitalisé pour un tout autre motif, j’ai eu le privilège d’être le premier à lire mon cliché pulmonaire et de pouvoir ainsi me préparer à l’annoncer à mes confrères. Ce point est d’importance, car cette petite avance me permit de mettre à mal leur déni et de fixer les limites de mon adhésion au projet thérapeutique.
N’ayant rien vu venir de cette maladie, j’ai eu l’impression brutale d’un rideau qui tombait, d’un mur qui se dressait, d’un présent qui résumait l’avenir. Dans la nuit qui suivit tout s’est mis en place : le tri de l’important s’est fait très vite, et je fus surpris de m’engager si docilement dans la filière d’examens, nouveaux pour moi, que je subissais en acteur/spectateur.

Le mot désespérance fait pendant en quelque sorte à un discours médical qui, à l’ « espérance de vie » lui préfère maintenant celui de « médiane de survie ». Je peux comprendre que, pour fonctionner, les médecins aient besoin de repères comme les statistiques, mais dans ce parcours de malade qui est désormais le mien, je demande que l’on me respecte, que l’on ne m’assène ni ces chiffres, ni un tabagisme que certains exagèrent, comme pour me rendre responsable de leur incapacité à guérir. Je plains les médecins qui n’auraient pas compris que la mort fait aussi partie de la vie, et davantage encore leurs patients. C’est à leur discours réducteur que j’en veux, non à leurs limites. Simplement, je leur demande d’imaginer ce qu’il en reste, pour un cancéreux, de cette guérison proposée comme acquise, dans le même temps qu’on leur programme une surveillance invasive.

Désespérance n’est pas désespoir, mais rend compte du chaos psychique qu’induit la prise de conscience que quelque chose de grave s’est produit ; le ton, la mine de nos interlocuteurs en atteste. La désespérance n’est pas nécessairement une catastrophe ni le bout du monde, c’est ce avec quoi désormais il va falloir composer. Certes j’ai été quelques heures déstabilisé, vidé ; mais pour autant la vie continue, un bouton de coquelicot reste un émerveillement, une belle musique me touche toujours et même encore plus. L’important est probablement de pouvoir voir ce cancer comme un passage à l’acte et non comme une fatalité, de lui donner sens. Je n’ai pas de recette pour ce faire, mais, dans l’exercice de mon métier, je me suis toujours efforcé d’affranchir mes patients des chiffres, de leur proposer d’essayer ensemble de les dépasser, de sortir du ghetto. J’ai depuis longtemps tenu le cancer comme étant le révélateur d’un conflit bien proche de notre vérité. C’est ainsi que je le regarde, c’est en cela que j’en appelle au respect. Désespérance est un état de souffrance qui ne doit pas rester stérile, qui peut même être fécond : certes l’on a mis un genou à terre mais pas les deux, ce n’est en rien de la résignation. Mon tour venu, l’enchaînement s’est fait très simplement et m’a considérablement aidé dans l’épreuve, et je peux même parler de réconciliation avec moi-même.

Je me sens tout à fait autorisé à fustiger certains comportements mensongers qui parlent de vérité là où il n’ y a que connaissances, de « vivre comme avant » là où il s’agit de vivre avec, de guérison là où, dans l’attente de savoir déprogrammer le cancer, les traitements ne sont, pour l’essentiel, que palliatifs.
Je peux dire que, dans mon parcours personnel, jusqu’ici privilégié, commencé par le poumon, relayé par la glotte, n’ayant connu d’autre souffrance que celle d’un blessé du poumon, la métaphore de la pieuvre qui, son étreinte à peine desserrée, vous rattrape, me paraît fidèle.

Cette petite avance évoquée me permet aussi d’être dans une relation adulte avec mon interlocuteur, et s’il me malmène, s’il me fécalise, je ne lui accorde pas de seconde chance. On a beau être désormais dans le vrai, j’ai su, comme tout un chacun, occulter la réalité lorsque cela m’arrangeait. Je n’étais que médecin de famille, médecin de très nombreux cancéreux qui m’ont appris ce que pouvait être leur solitude, la violence et parfois même la maltraitance. C’est ainsi que certains d’entre nous ont fait le choix d’écouter les cancéreux, de les toucher, de leur restituer la parité dans la relation médecin-malade. Nous nous sommes formés à leur accompagnement au sens le plus vrai car vivre avec c’est aussi pouvoir en parler, pouvoir être entendu dans sa souffrance.