Une expérience thérapeutique

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Philippe Cros (psychanalyste) – Un lieu pour dire et élaborer la perte – Lettre n°3 – juin 2001

De l’annonce d’un cancer ou de sa récidive aux traitements souvent mutilants, les moments susceptibles d’être traumatiques sont nombreux avec leurs effets de sidération, de perte des limites psychiques, corporelles et temporelles, de clivage psyché-soma.

Qu’il soit coopérant ou non, dans la soumission ou la révolte, le malade ne peut espérer - même s’il en a parfois l’illusion - garder quelque maîtrise sur les événements. Soutenu par l’espoir de la guérison ou de la rémission, il s’engage en effet dans un parcours éprouvant qui peut à tout moment se muer en un véritable labyrinthe.
Souvent confronté à la négation de son vécu, il se voit dépossédé de sa maladie. Ailleurs, dans la vie de tous les jours, dans le regard des autres et avec honte, il se vit comme un "exclu de l’intérieur". Enfouies, écartées, réprimées, des questions surgissent pourtant. Ce cancer, l’ai-je fabriqué ? Est-il un corps étranger qu’il suffirait d’extirper ou cet ennemi intime avec lequel il me faut vivre et me battre ? Pourquoi sa découverte ne m’a-t-elle pas étonnée ? Ne l’ai-je pas appelé de mes vœux ? Ai-je vraiment envie de m’en séparer ? Toutes questions qui ouvrent - si elles trouvent un lieu pour se dire - sur un temps personnel où le cancer peut venir révéler ou incarner une part de soi restée enkystée, exclue, en souffrance. Ce temps où la finitude et parfois l’inéluctable s’inscrivent dans le corps peut être paradoxalement celui de la sortie du mortifère, le temps où le malade peut espérer se réapproprier sa maladie et devenir le sujet de son cancer. Ce devenir-sujet passe souvent sinon toujours par un temps d’élaboration de la perte imposée et subie. L’expérience et la parole singulière de chaque consultant en illustreront certains moments. Ainsi, il est toujours vital pour cette femme de garder contrôle et maîtrise de sa maladie, de ses médecins et de leur savoir. Dans sa volonté de parvenir à rejeter sans cesse le cancer au-dehors, de se couper de lui au prix d’amputations successives et pour certaines préventives, qui touchent au cœur même de sa féminité, elle annule toute perte et se défend de l’effroi qui cependant perce sous la forme d’une question : " Jusqu’où peut-on enlever des organes et continuer à fonctionner ? " Où trouver - c’était sa demande à sa première venue au Centre - le médecin oncologue idéal qui la protégerait en anticipant les dangers, la soulagerait de son besoin de maîtrise et lui permettrait de renoncer à brandir la charte des droits du malade comme seul rempart face à un monde hospitalier où régneraient la toute-puissance, l’arbitraire et la violence.

Corps où rien ne vient encore faire perte, discours où aucun affect ne vient encore affleurer, détresse en attente d’être reconnue mais qu’aucun regard ou aucune parole ne peut encore rejoindre. Quelque temps plus tard, cette femme acceptera le regard et la parole de l’équipe accueillante et dira son effroi devant la perspective d’une chimiothérapie et l’éventualité d’une perte, celle de ses cheveux et de son apparence physique. Quel visage offrira-t-elle désormais aux autres, elle qui a si bien su jusqu’ici préserver son image ? Lors d’une intervention chirurgicale récente qui s’annonçait banale, est découvert chez cet homme un cancer évolué. L’embarras de ses médecins, leur silence, puis, la vérité dite, leurs incertitudes, leurs divergences, créent chez lui un état de confusion au cours duquel il éprouve le besoin irrépressible de retourner sous un prétexte ou un autre dans le service où il a été opéré. L’acte chirurgical est venu ici faire trou dans le corps... Trou, vide qu’aucune représentation n’est venue remplir, qu’aucun signifiant, fût-il médical, n’est venu border. Seul l’échange avec une consultante lors de sa venue au Centre lui permet de comprendre et par là même de nommer ce qu’il va ainsi rechercher sur les lieux du crime : "le morceau", la livre de chair qui lui avait été enlevé(e) : "Une partie de moi était restée à l’hôpital."

Cette femme très déprimée dont le témoignage fut si crucial pour l’homme que nous venons d’évoquer, a pu anticiper et représenter symboliquement la perte. C’était quelques jours avant une intervention. Il avait été décidé à sa demande, en raison d’antécédents personnels et familiaux et pour prévenir l’insupportable récidive, de lui enlever ses deux seins. Elle en avait alors pris le moule avec de la pâte à modeler. " J’ai pensé les jeter dans la Seine mais n’allais-je pas me jeter avec eux ? J’ai pensé les déposer sur un esquif mais ils auraient fini par couler. Alors, j’ai décidé de les garder. Ils sont sur une étagère. Quand je retournerai dans mon pays, en Bretagne, je pense les déposer sur la mer. " Font écho dans l’histoire de cette femme les deuils difficiles d’une grand-mère qui s’est suicidée à l’annonce d’un cancer du sein et de sa mère morte d’un cancer digestif dont il ne sera dit mot de son vivant. De consultante, cette femme s’est faite, le temps d’un témoignage, accueillante. Ce changement de place n’est sans doute pas étranger à son étonnante et soudaine transformation qui la fit sous nos yeux sortir de son marasme.

Il est très douloureux de perdre la maîtrise psychique d’événements où se jouent la vie et la mort. Il peut être insupportable de se livrer corps et âme à la médecine et à son discours. Autre chose cependant est, sous la pression de représentations imaginaires qui confrontent le sujet à l’horreur de la perte, de se refuser à tout traitement, de se laisser glisser sur une pente mortelle. Il en était ainsi pour une femme atteinte d’un cancer du sein découvert deux ans auparavant et qui se refusait à tout traitement. " Si on l’enlève, ça repartira ailleurs... tous les embryons qui sont ailleurs vont se réveiller et se développer. " Refusant de rencontrer les accueillantes - " Elles ont franchi le pas et pas moi " - elle est venue rencontrer l’analyste pour une série d’entretiens qui lui permirent " avant d’affronter l’horreur vers laquelle ma décision actuelle me pousse " de faire retour sur son histoire. Enfant non désirée, d’un père depuis longtemps perdu de vue, d’une mère vivant en couple homosexuel, elle avait traversé depuis l’adolescence une longue histoire somatique qui l’avait conduite - c’était le prix de sa guérison - au sacrifice de sa vie amoureuse. Cette histoire redoublait celle de sa mère elle-même morte d’un cancer du sein trois ans auparavant. Lors des premiers entretiens put se dire de part et d’autre l’inacceptable d’un tel projet de mort.
Elle quitta le Centre avec une dernière pensée pour les accueillantes, " Je n’ai pas voulu les rencontrer pour qu’elles n’aient pas trop mal quand je partirai... Je projette, bien sûr ".
La position adoptée par cette femme révèle en négatif quelque chose de la fonction des accueillantes dans notre Centre : miroir où l’autre peut lire la détresse non encore éprouvée et anticiper de la perte l’élaboration à venir. Elle révèle aussi, toujours en négatif, comment la mutilation réelle du corps peut venir se substituer à la coupure symbolique, permettre que soient dénoués des liens mortifères et conduire à la naissance d’un sujet.