Une expérience thérapeutique

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Danièle Deschamps (psychanalyste) – Lettres à une analyste ou l’intériorisation d’un cadre – Lettre n°2 – avril 2000

Que peut offrir un lieu tel que le Centre Pierre Cazenave ? Un espace « transitionnel », qui accueille cette expérience « inouïe » du cancer, en redécouvrant avec d’autres ses ressources internes. Une écoute, par des thérapeutes assez familiarisés avec la fracture de l’épreuve. Un contenant sûr pour vivre et dire l’indicible, pour rassembler ces parties de soi éclatées : « Il faut parler pour que quelque chose passe de cette marmite noire qui est en moi », me disait une patiente... Passe dans l’autre, un autre qui n’ait pas trop peur, qui soit « suffisamment contenant et vivant » dans son corps et son psychisme pour élaborer ce quelque chose et le « rendre » avec des mots qui rassemblent.

Mais comment intérioriser ce cadre et garantir sa fonction contenante et protectrice dans l’entre-deux des rencontres ?

Après un cancer du sein suivi de métastases au poumon, Josette s’était adressée à Psychisme et cancer, à Paris, « à cause du Livre de Pierre ». Elle habitait une ville de Belgique et gardait trace ambiguë d’innombrables années de psychanalyse dans sa région. « Qu’avait-elle raté ? » Ce franchissement de frontières semblait essentiel pour elle, malgré la fatigue du voyage, comme une transgression vivifiante. Pour être enfin reconnue dans un lieu « autre », espérer y renaître en s’imprégnant de la vitalité de ce Centre naissant, inspiré par Pierre Cazenave ? Oser y déverser sa colère et son amertume autant que sa détresse sans être rejetée ? Après quelques mois de va-et-vient, d’imprégnation des lieux et d’entretiens sur place avec Françoise Bessis, psychanalyste, elle me contacta à Bruxelles. Mais ce « transfert de transfert » élargi à ma personne, et proposé d’emblée pour des raisons pratiques, avait exigé un grand respect de ses rythmes internes. Tout en gardant en réserve mon nom dans sa poche, au cas où, il lui fallut s’arrimer assez longtemps au Centre et à ses accueillants pour se risquer à retraverser ses frontières psychiques, et espérer renaître dans son pays natal. Comment respecter cette continuité ? J’ai regroupé nos entretiens en un temps plus long, pour lui éviter trop d’allers et retours, et respecter le temps nécessaire à la création d’un lien. Mais comment soutenir l’espace entre les séances ? Je lui proposai de m’écrire, en l’assurant de ma réponse. C’était d’autant plus important qu’elle avait un vécu interne de liens maternels d’emprise et de rejet de ses désirs profonds. Par ce « jeu » inventé ensemble mais dont elle déterminait le rythme, par ce « lancer » de mots qui m’évoque le « jeu de la bobine » de Freud, elle recréait l’espace transitionnel de Winnicott. Elle intériorisait peu à peu la présence dans l’absence, en apprivoisant l’idée d’une « préoccupation suffisamment légère », mais sûre envers elle.
Le fruit en vint avec le retour de ses rêves. Il y était question d’enfin trouver sa place. D’oser se faire voir et entendre pour ne pas être écrasée. De lâcher un fardeau pour profiter de la vie. « Petite, je me racontais des histoires tellement tristes que j’en pleurais ! » De fiction en fiction : « Un tout petit quelque chose s’est mobilisé en moi depuis la dernière séance... » Et puis : « Il faudrait m’envoyer un petit paquet de courage... »

Elle se passionna pour l’éclipse de soleil, et rêva d’infinie tendresse et de transmission enfin possibles entre femmes. « Je voudrais transmettre à ma fille de dix ans qu’elle est quelqu’un de bien, et qu’elle rencontrera quelqu’un de bien... » Dans un rêve récent, elle m’apportait en cadeau « une rose avec des piquants ». Un cadeau qui n’exclut pas la colère de la frustration et du manque, mais qui, comme le cadeau de la vie, vaut la peine d’être partagé, offert, accepté – et dont le parfum vaut la joie d’être (ex-)humé ?