Une expérience thérapeutique

Accueil > Témoignages > Du côté des malades > Martine Gutel - Entre les mots – Lettre n°3 – juin 2001

Martine Gutel - Entre les mots – Lettre n°3 – juin 2001

Vous avez poussé la porte du Centre, Madame.
Vous êtes entrée.
Vous vous êtes assise sur le bord de la chaise et comme à un centre de renseignements de la Sécurité sociale, vous avez demandé d’une voix désaffectée quelques renseignements relatifs aux traitements de chimiothérapie. Vous n’étiez pas là, Madame. Vos questions étaient machinales et induites par une situation qu’il vous fallait bien assumer comme il est habituel de le faire. Seulement, ce qui vous arrivait n’était pas habituel et vous étiez ailleurs.

Je vous ai regardée, Madame, pendant que vous parliez et votre regard m’a rapidement attirée. Regard aux yeux noirs, fixe et fermé… regard de terreur. Que contempliez-vous de si effrayant ? Que regardiez-vous, qui vous attirait tant et que vous ne partagiez pas ? Je me suis mise derrière vos yeux, j’ai écarquillé les miens… et j’ai vu.

J’ai vu le spectre de la mort. J’ai vu la mort ensorceleuse vous entourer de ses voiles et vous attirer dans ses limbes. J’ai vu le temps fixe et l’espace infini. J’ai vu l’électrocardiogramme plat. J’ai entendu le cri sans voix et le chaos des origines. Monde fascinant, obsédant, fou ! Être et ne plus être, être… ne plus être, être… ne plus.
Comment voir ou imaginer sa mort, alors que l’on existe. Cette image est insaisissable et obsédante. Elle échappe là où l’on croit pouvoir l’attraper et elle réapparaît toujours un peu plus loin. Est-ce ça, le cancer de l’âme ? J’ai réintégré ma place.

Vous ne vous étiez aperçue de rien.
Et puis, m’est venue une envie irrésistible de vous donner la main, Madame. Alors j’ai parlé. J’ai parlé de moi. J’ai parlé de mon cancer, de mes rechutes, des rémissions, des métastases. J’ai parlé de l’incertitude des traitements. J’ai parlé des bien portants, des médecins et des proches qui cherchent, chacun à leur manière, à nous rassurer. J’ai parlé de cette angoisse existentielle que l’on ne peut nier sans se renier et qui ne se laisse pas apprivoiser à bon compte. J’ai parlé solitude, obsession, folie de la navigation à vue entre les extrêmes, j’ai parlé de la mort, j’ai parlé de mes 19 ans de combat.

Vous avez quitté le Centre, Madame.
Vous êtes revenue la semaine suivante.
Assise à la même place que la dernière fois, vous nous informiez de votre choix de traitement. Vous nous avez parlé de votre mari, de vos enfants et de votre travail.
Il y avait dans votre voix une rondeur nouvelle et votre champ de vision apparaissait élargi. Vous avez évoqué l’angoisse de la mort.
Je vous ai regardée.
Vous m’avez regardée.
Nos regards se sont rencontrés et vous avez souri, Madame.